Ma recherche et ma pratique de création se développent autour des animalités, des métamorphoses hommes/animal et de l’hybridation mêlant différentes techniques. J’ai ainsi développé une pratique autour de la radiographie médicale, cousue, brodée et découpée, technique que j’ai nommée la radiofilographie, entendue comme l’étude graphique et plastique de la radio et du fil mélangés. Avec la radio j’aborde la question du corps, bien sûr, mais aussi de la transparence et de la porosité des frontières. L’ouvrage de broderie apporte picturalité et matière à la froideur de ces corps désincarnés par l’imagerie médicale, mais le fil fait également lien entre les différentes parties. Le choix poïétique de recycler un matériau de récupération qu’est la radiographie n’est pas exempt d’une conscience écologique, de celle aussi que rien ne se perd à la surface de la terre, si ce n’est les corps organiques promis à l’entropie plus ou moins lente.
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Cornu, radiographies, broderie au fil de coton, 2020.
Je présente une image composée d’une radiographie ajourée par des découpes et augmentée d’une pièce de broderie. J’ai voulu questionner la couleur augmentée par le biais du corps augmenté, de la picturalité de la broderie, et par la présence même de la radiographie qui permet de rendre apparent l’intérieur du corps, invisible à l’œil nu, grâce aux rayons X et à la lumière.
Initialement, cette radiographie, qui est un vieux cliché argentique, est celle d’un enfant vu de profil, muni de contentions pour maintenir le plan d’inclinaison de la tête en bonne position afin que l’orthodontiste puisse faire des mesures. Je me suis servie de ces éléments afin de les détourner pour créer une image dans laquelle nous pourrions imaginer un corps augmenté, accessoirisé, où l’on se questionne sur ces éléments. Font-ils partie intégrante du corps ? A quoi servent-ils ?
Il m’a semblé intéressant de jouer sur le contraste entre l’imagerie médicale monochrome, l’image mécanisée par ces accessoires, et la pièce brodée doucement colorée de deux camaïeux (bleu-gris et beige-rosé), matiériste et organique. La pièce brodée représente un crâne muni de bois de cervidé. J’ai choisi de représenter les bois en bleu, couleur fantaisiste pour cet élément naturel, dont la pointe est brodée avec du fil argenté. Le bleu vient en rappel de la couleur dominante bleu de la radiographie. L’argenté ponctue l’ensemble par l’idée d’un élément métallique qui ajouterait une narration supplémentaire à cette image. La picturalité vient ainsi mettre l’accent sur les bois et le crâne, qui s’apparentent à une sorte de prothèse.
Il est aussi à noter que la présence d’un élément animal s’oppose par sa nature à la rigidité mécanique des instruments de mesure et de la raison pour laquelle cette radio a été réalisée à l’origine (« ortho » signifiant « droit »). J’ai voulu pointer cette dichotomie entre la démesure attribuée à l’animal et la mesure, la règle et la norme. Ainsi, affubler un enfant d’une coiffe animale n’est pas sans rappeler le bonnet d’âne porté par les mauvais élèves en signe de punition.
Par ailleurs, augmenter le corps avec des bois de cervidé évoque aussi l’idée d’appropriation des qualités et vertus de l’animal (domination, vigueur, force au combat, attraction sexuelle…), la prothèse ou la parure venant compléter ou accentuer ce qui manque, et l’idée de cycle de croissance, les bois étant, en effet, un prolongement osseux se régénérant chaque année. Chacun peut également y projeter au gré de sa fantaisie des histoires et des valeurs symboliques, les mythologies regorgeant d’histoires autour du cerf, roi des forêts (par exemple : Actéon transformé en cerf par Artemis, le dieu Celte Cernunnos, le cerf symbole de la royauté et du Christ, etc.).
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Sans-contact, touche-moi, radiographies, broderie au fil de soie végétale, organza, 2020.
Pour ce projet, ma réflexion s’est tournée vers la notion de toucher, relevant de la sensation et de l’émotion, et de ses rapports avec les notions de contact et d’interaction sociale, de communication, de transmission de l’émotion. Il est intéressant de noter que le mot « confiner », dérivé de « confins », de même racine que le mot « confinement », se définit par l’image d’une frontière ou d’une limite entre deux lieux ou choses qui se touchent. Il m’a semblé alors judicieux de travailler autour de ces notions antinomiques d’isolement et de contact, et en particulier de ces interdictions de toucher, de se toucher, ou d’une société « sans contact » (payer sans-contact, échanges à distance, individualisation, distanciation des corps).
Ce projet présente deux radiographies de mains dont chacune est circonscrite dans un cadre ajouré, semblant vouloir toucher l’autre du bout du doigt. Le cadre, qui évoque les limites, une percée à travers la densité des choses. Il présente un motif décoratif faisant référence à un espace intime. La forme brodée est inspirée de l’écume de mer, ce qui reste après un mouvement, « ce qui se forme à la surface d’un liquide agité ». Elle est aussi « la bave mousseuse de certains animaux échauffés ou d’une personne en colère ». Il m’a semblé intéressant de l’appliquer à la pandémie qui nous traverse, de par
l’idée d’infiltration par tous les interstices, mais aussi d’agitation (médiatique, sociétale ou moléculaire). Elle peut évoquer aussi la puissance d’un désir, celle de rentrer en contact avec l’autre. La broderie, à un seul fil de soie brillant, sculpte et capte la lumière, lui donne du mouvement et la diffracte. La vibration lumineuse se modifie selon le point de vue, de face ou de biais. La lumière immatérielle, qui éclaire et rend visible, capte ici le regard et contraste avec la couleur de la radio bleue et sombre. Cette forme éclaire de sa puissance et met en lumière l’importance de ce besoin vital
qu’est le contact humain.
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In Memoriam, radiographies, broderie au fil de soie végétale, fil de coton, papier végétal, cire, organza, 2019.
Mon projet matérialise l’hybridation de l’humain et du végétal, tous deux partie prenante de la Nature. J’ai pensé l’ensemble comme un vestige archéologique, comme enfoui sous une couche de végétaux. Ce vestige se compose d’un ensemble de motifs de fleurs brodés, d’une superposition de papiers végétaux réalisés à partir de feuilles provenant de différentes essences végétales (chêne, érable et bambou) et de radiographies humaines. Les feuilles de papier semblent être soumises à la destruction, à la décomposition liée au temps qui passe. Elles apparaissent à la surface du corps radiographié, comme une peau. Les motifs de fleurs et leurs tiges révèlent la vitalité du monde végétal par leurs couleurs et leur mouvement. Les tiges s’entortillent et se nouent autour des ossements tandis que les fleurs expriment (affichent) leurs délicatesses La présence du papier, du végétal et des ossements sont une trace de l’éphémère et de la fragilité de la vie.
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Classée X, radiographie d’un bassin féminin, broderie au point de croix, fils de cotons de couleur, 28 x 35 cm, 2018.
Le point de croix est encore aujourd’hui le premier point de broderie que l’on apprend, car il est simple et s’effectue sur une trame à intervalles réguliers. C’est un point rigoureux et contrôlé qui ne supporte pas les débordements. Associé aux carrés de pixels, tous les points de croix sont entièrement circonscrits.
Il est à noter par ailleurs que la racine grecque du verbe broder « kentein, kentéo » signifie « aiguillonner, piquer, percer ». La broderie ici traverse par piqure la matière radiographique, lieu de l’intime et du non-visible.
La broderie recouvre la radio, jouant ainsi sur la transparence et l’opacité. Elle freine l’émission lumineuse et apporte matière et couleur qui contrastent avec l’aspect clinique, froid et lisse de la radio. La broderie est un art de la patience et de la lenteur. Elle vient en contrepoint de la vitesse des nouvelles technologies, de la société de consommation et du tout jetable.
Le sexe féminin pixellisé se superpose à la radiographie d’un bassin féminin. La pixellisation, en lien direct avec l’image numérique issue de l’ère informatique, vient en contraste avec l’image analogique qu’est la radiographie. La pixellisation, effet produit lorsque les points qui composent une image deviennent apparents, évoque ici la censure des parties génitales d’une femme.
Un deuxième niveau de lecture montre cet instant liminaire de la métamorphose et de la transformation, cette étape transitionnelle caractérisée par son indétermination. On peut y voir ce moment crucial de l’entre-deux de quelque chose qui se cherche, qui n’est soit pas encore constitué ou bien, à l’inverse, qui est sur le point de l’être. Il y a, d’une part, ce moment de la formation et peut-être de l’affirmation d’un sexe féminin, ou, d’autre part, ce moment où quelque chose s’efface pour laisser place à autre chose, mais on ne sait pas quoi. Libre alors au regardeur de s’inventer une histoire.Mix-media
Fossile#3 “La Chute”
Fossile #3 « La Chute » évoque un passage de la verticale à l’horizontale, exprimé par la posture du gisant, mais aussi une rupture, celle de l’homme avec l’animal ou d’avec sa propre animalité. Le paléonthologue Pascal Picq affirme que « l’homme ne descend pas du singe, il est un singe ». L’homme, en effet, est un Hominidé, mammifère de l’ordre des Primates, nous rappelle le Trésor de la Langue Française. Invoquant la multiplicité et la mixité, le croisement d’éléments et de techniques hétérogènes, la créature hybride homme-singe nous rappelle que l’identité est en mouvement, instable, soumise à métamorphose, mélange le réel et la fiction. Alors que les broderies mettent au premier plan deux organes nobles irriguant le souffle et le sang, soulignant l’aspect charnel du corps et le lien avec la vie, la posture du gisant nous renvoie à une certaine idée de la mort et du genre de la Vanité, soulignant ainsi le cycle de la vie. Mais l’art et les images sont là, qui se substituent à ce et ceux qui ne sont plus.
Fossile#2 “Écorché”
Tels un Memento Mori, le squelette de la chimère, discernable à travers le plan-film, et les viscères identifiables par la broderie, semblent nous rappeler que le corps est appelé à devenir poussière au terme du processus de sa dégradation. La juxtaposition-palimpseste des multiples couches radiographiques évoque aussi une archéologie, le dépôt de mémoires superposées. La créature résultante, assemblée de toutes pièces, forge un être hybride dont le caché/dévoilé impose au regard le jeu des transparences et des recouvrements. Fossile invoquant la multiplicité et la mixité, le croisement d’éléments et de techniques hétérogènes, mélange le réel et la fiction. Tirée de mon imaginaire, cette construction par assemblage de radiographies d’anatomie, prélèvements du réel, substitue un terme à un autre par rapport de contigüité ou d’analogie formelle. Les perspectives du recyclage ouvrent sur un imaginaire fantaisiste s’appuyant sur l’hybridation de techniques et la combinaison de matières pour recréer une unité composite, long travail de brodeuse à la clé. Fossile#2 “Ecorché” se lit dans les deux sens, tel un palindrome visuel qui nous révélerait sa face cachée, habituellement invisible, une spatialité ambigüe. Cette inversion trouble l’unicité de l’œuvre reposant sur ce que montre le devant du tableau. Avec Fossile, le regard saisissant l’envers et l’endroit bouleverse l’ordre des choses.